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3S
On n’a peut-être jamais passé autant de temps avec soi-même. On n’a sans doute plus été aussi liés à la terre, aussi enracinés dans notre environnement, depuis des décennies.
En 2013, à travers 4D, Sidi Larbi Cherkaoui avait mis en évidence les nuances du couple. Sa suite de duos symbolisait cette dyade, unité essentielle de la vie. Aujourd’hui, avec 3S, son regard se tourne vers le moi solitaire : isolé mais inévitablement uni au monde, aux spécificités et aux universalités des habitats qui nous nourrissent, nous menacent et nous définissent, tous autant que nous sommes. 3S marque les retrouvailles de trois danseurs : Nicola Leahey, Kazutomi « Tsuki » Kozuki – associés de longue date – et Jean Michel Sinisterra Munoz, anciennement de la GöteborgsOperans Danskompani, où il avait pris part à la chorégraphie Icon.
Tous trois tracent des lignes invisibles entre les pays où ils sont nés – l’Australie, le Japon et la Colombie – formant ainsi un triangle géant à travers le globe, dont les sommets sont certes lointains, mais dont les médianes nous touchent tous. Il en va de même pour les thèmes évoqués dans chaque solo. Nicola Leahey canalise la puissance des mots de la défunte poétesse Alice Eather sur l’exploitation abusive par les multinationales des forêts ancestrales, héritage de l’oppression coloniale des Aborigènes. Kazutomi Kozuki évoque les traumatismes individuels et collectifs des accidents nucléaires, les dégâts qu’ils causent sur le corps et la terre, blessures visibles et invisibles qui ne guérissent pas. Jean Michel Sinisterra Munoz puise dans la guerre civile syrienne des échos de la guérilla colombienne – et leur capacité à attirer dans leurs funestes filets les plus jeunes combattants.
Les chanteuses Ghalia Benali, Patrizia Bovi et Tsubasa Hori prêtent leur voix aux danseurs, tout en sondant la profondeur de la solitude et de la douleur humaine. Tels des portails, les images de la cinéaste Sabine Groenewegen véhiculent jusqu’à la scène quelques éléments du monde extérieur – à moins que ce ne soit l’inverse ?
Les distances s’effondrent, les étrangers deviennent nos proches : comme le dit Cherkaoui, faisant écho à la poétesse Warsan Shire, « When the planet is in pain, we are in pain » : lorsque la planète souffre, c’est nous qui souffrons.
Karthika Naïr